• Le phare de Daudet...

     

     

     

    Littérature

    L’île des Sanguinaires aujourd’hui, avec son phare sûrement automatique…

    (Image Wikipédia)

     

    LES LETTRES DE MON MOULIN

     

    Le phare des Sanguinaires…

     

    Cette nuit je n’ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m’ont tenu éveillé jusqu’au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d’un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s’envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s’agitaient et bruissaient dans l’ombre. On se serait cru en pleine mer…

    Cela m’a rappelé mes belles insomnies d’il y a trois ans, quand j’habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à l’entrée du golfe d’Ajaccio.

    Encore un joli coin que j’avais trouvé là pour rêver et pour être seul.

    Figurez-vous une île rougeâtre et d’aspect farouche ; le phare à une pointe, à l’autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l’eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes ; puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d’oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promène de long en large […]

    Voilà l’île des Sanguinaires, comme je l’ai revue cette nuit en entendant ronfler mes pins C’était dans cette île enchantée, qu’avant d’avoir un moulin, j’allais m’enfermer quelque fois, lorsque j’avais besoin de grand air et de solitude.

    Ce que je faisais ?

    Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras de l’eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j’y restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d’accablement délicieux que donne la contemplation de la mer. Vous connaissez n’est-ce pas cette jolie griserie de l’âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s’envole, s’éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d’écume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s’éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d’eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même… Oh ! que j’en ai passé, dans mon île, de ces belles heures de demi-sommeil et d’éparpillement…

    Les jours de grand vent, le bord de l’eau n’étant pas tenable, je m’enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour mélancolique, tout embaumée de romarin et d’absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d’abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierres […]

    Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m’appelait pour dîner. Je prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant à chaque pas sur cet immense horizon d’eau et de lumière qui semblait s’élargir à mesure que je montais.

    Là-haut, c’était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui entrait… […]

    Nos repas se passais ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de bandits… […]

    Moi, pendant ce temps j’allais m’asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l’eau de plus en plus vite, entraînant tout l’horizon après lui. Le vent fraîchissait, l’île devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c’était l’aigle de la tour génoise qui rentrait… Peu à peu, la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l’ourlet blanc de l’écume autour de l’île… Tout à coup au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. […]

    Alphonse Daudet

     

    La Mer de Claude Debussy

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  • Commentaires

    1
    nettoue
    Lundi 3 Juin 2013 à 16:22

    L'homme n'est pas modeste, et il ne rêve que de prendre les places de Pépère et du masque de cire !

     

    Et les trois messes du curé de Cucugnan ! Et la mule du pape !

    Que du bonheur Livia !

    Bisous

    2
    Liviaaugustae Profil de Liviaaugustae
    Lundi 3 Juin 2013 à 16:54

    Réponse à Nettoue

    J'ai toujours aimé cet écrivain, j'ai reçu pour mon anniversaire un splendide bouqin contenant toute ses oeuvres... Je ne savais même pas qu'il avait écrit des poésies! Elles sont très belles!

    Bisous

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