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    numérisation0002LA SIESTE ASSASSINEE…

     

     

    On est au milieu indécis d’une sieste éveillée, avec un magasine à parcourir, ou mieux une vieille bande dessinée qu’on n’a pas lue depuis longtemps.

    Le temps s’étire vaguement. Il est deux ou trois heures de l’après-midi, un jour d’août accablant de canicule. On n’a pas même le léger remords de gâcher un infime quelque chose : de toute façon, il fait beaucoup trop chaud pour se promener. Le couvre-lit tricoté au crochet repoussé sous les pieds, on se sent léger, suspendu dans une lévitation protégé. Séparé du monde, on est mieux que bien : on est presque rien du tout. Le seul rythme donné au jour vient du passage de quelques voitures dans la rue proche. Au virage, le ronron du moteur fléchit, comme si le conducteur voulait stopper son véhicule, puis une nouvelle accélération tranquille sur l’asphalte fondue dissipe cette sensation. Les autres vont ailleurs, et c’est très bien ainsi. Pourtant, au creux même de la bulle, cette hésitation légère fait planer comme une menace imaginaire, inventée pour mieux déguster le gris et le rouge des aventures de Bicot, la paix ancienne des terrains vagues où les petits américains jouent au base-ball.

    Tant de voiture sont passées au virage, avec le même fléchissement, que tout danger semble à présent impossible. Mais c’est précisément l’instant où une énième automobile décélère avec une minuscule exagération. Le temps de latence avant la reprise du moteur se prolonge. Pis : à la place du ronflement rassurant monte bientôt l’élastique docilité de pneumatiques décomposant leur élan sur le macadam aboli. Déjà on a compris. Tout est perdu. Faire trainer un peu le café, évoquer la fatigue et même un léger mal de tête, déplorer l’excès de la chaleur, choisir une vieille bande dessinée : toutes ces précautions méticuleuses pour s’inventer une vraie sieste de rien méritée, et voilà qu’en un silence jésuite tout est poignardé.

    Car on connaît tous les rites désormais. A l’amortie du caoutchouc succède le claquement des portières, poussées avec cette douceur insidieuse qui accompagne les visites par surprise. Des voix discrètes vous parviennent, trop faibles pour être identifiées. Là aussi, l’hypocrisie semble paradoxale : pourquoi les invités que l’on attend trop longtemps ont des débuchés triomphants, quand les voleurs de sieste ont des pudeurs de cloître au seuil de votre grille ? Leur modeste retenue, leurs effleurements de sandales ne les empêchent pas de faire basculer le jour à gros sabots ;

    Bientôt, à la mauvaise humeur d’interrompre sa sieste, il faut ajouter le remords d’éprouver ainsi un sentiment bas, dont l’âcreté biliaire tient pour moitié à la digestion pâteuse, et pour moitié à l’évidence d’un tempérament égoïste et borné. Car quoi, ces parents, ces amis vont vous faire plaisir, en vous assaillant par surprise ! ?

    Sûrement. Peut-être. Plus tard. Mais à présent il faut en convenir : ce silence fielleux du moteur, ce baiser pneumatique des roues alenties, ces portières battant de préméditation affectueuse ont la doucereuse brutalité du crime à l’arme blanche, du traquenard parfait.

    Philippe DELERM

    Extrait de : La sieste assassinée.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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