• Littérature Antique

     

     

     

     

     

    LE CHARME DISCRET DES ORIGINES…

     

    « Rome, ta vertu fout le camp… », voilà, à peu près, ce qu’on lit à toutes les pages de la littérature de l’époque dite impériale. Cela demande quand même qu’on y réfléchisse. Jamais Rome n’a été aussi puissante, jamais sa puissance n’a été aussi incontestable et incontestée. Jamais les romains, même de petite extraction, et que dire des riches !, n’ont connu une aussi grande facilité de vie. Et voilà que les hommes de lettres, historiens, naturalistes, philosophes, poètes, contemplant du haut de ces sommets la légende des siècles, vous assurent que c’était la grande époque, et quasiment le bon temps. En tout cas c’était l’époque des grandes figures, des beaux exemples à jet continu, de l’héroïsme à plein temps.

    Prenez-les tous ou à peu près : Valère Maxime, Lucain, Salluste, Tite-Live, Sénèque même dans ses belles villas, Pline l’Ancien, Juvénal bientôt, et j’en passe. Chez tous vous trouverez un couplet plus ou moins nostalgique sur la Rome rurale et guerrière d’autre fois, ou même, sans remonter aussi loin, sur le bon vieux temps si dangereux des guerres puniques. Ah ! C’était une fameuse époque, et peuplée de rudes hommes ! La vie était dure mais saine, les hommes aussi…

    Il est temps de réagir, ce qui, dans le discours des donneurs de conseils, veut dire exactement : réagissez, générations présente et futur ! Moi, je vous aurai prévenu…

    C’est dans Valère Maxime qui en cite toute une brochette du même genre et précise qu’à l’époque : « on n’aimait mieux une vie pauvre dans un Empire riche qu’ne vie riche dans un Empire pauvre » : belle antithèse. Et d’ajouter : « relevons notre courage et retrempons au souvenir des temps antiques nos âmes amollies par le spectacles des richesses. J’en atteste la chaumière de Romulus, l’humble toit de l’ancien Capitole… Il n’est aucune opulence préférable à la pauvreté de ces grands hommes ! ». Et le sens de la discipline donc !...

    Salluste, enfin rangé préconise vivement le retour de la jeunesse à l’austérité au dynamisme des anciens jours. Que ne l’a-t-il mis lui-même en pratique, à l’âge où il s’enrichissait de façon éhontée ! Dans la pharsale de Lucain, quelle tirade sur : « ces vieux chefs de guerre, ces héros d’un âge de pauvreté, les Fabricius, les austères Curius… » Et, bien sûr, l’inévitable Cincinnatus derrière sa charrue : il reviendra souvent celui-là ! C’est l’exemple rêvé pour les enfants des écoles…

    Et Sénèque, dont le niveau de vie inspirera une page féroce à Dion cassius, Sénèque qui se donne les gants d’en remettre sur les charmes révolues de la simplicité ! Dans la lettre 86, il raconte à Lucilius qu’il a la bonne fortune de se reposer dans la villa même de Scipion l’Africain. Il s’étonne et s’enchante de l’exiguïté de la salle de bain, un réduit où ne voit même pas claire… On ne se baignait autrefois qu’au jour de marché ? Certes, répond le philosophe. Mais alors, c’est gens ne devaient pas sentir bon ? « Quel était, à ton avis, l’odeur de ces gens-là ? Ils sentaient la guerre, le travail, ils sentaient l’homme. Aujourd’hui ils puent le parfum ». Sénèque chantant les joies viriles du labourage fait évidemment songer à Madame de Sévigné aux champs, prenant plaisir à la fenaison, qui consiste, comme elle le dit si bien, à batifoler sous le soleil : tous les paysans vous le diront… Sénèque devant une charrue se serait demandé par quel bout il convenait de la prendre. Et à n’en pas douter, c’est avec un plaisir renouvelé qu’il retrouva sa salle de bain personnel, autrement commode que celle de Scipion l’Africain…

     

     

     

    numérisation0001Buste de Scipion l’Africain est représenté avec un profond réalisme.

     

    (Musée National Naples)

     

     

     

     

     

     

    numérisation0009Buste de Sénèque.

    (Musée National Naples)

     

    Maintenant, il y a gros à parier que tous ceux que je viens de citer n’auraient guère apprécié d’être pris au mot et renvoyés, comme au temps de Cincinnatus, précisément, à la production. Ils parlent en général, c’est-à-dire pour les autres…

    Bref, en dépit des slogans figurants sur les monnaies dont leurs coffres sont pleins (Roma aeterna, novitas temporum…), ceux qui réfléchissent se disent que tout cela ne se maintiendra pas indéfiniment, sauf à y mettre chacun du sien. Il y faudrait de la vertu, justement. Or la vertu n’est plus de saison. Ils ne le savent que trop pour s’être observés eux-mêmes. Ils ont pris la mesure de leur propre ressource morale. Scipion ne s’extasiait pas sur l’exiguïté de son cabinet de toilette : c’est le richissime Sénèque qui s’offre cet effet de contraste, parce qu’il est trop content d’avoir une belle salle de bain, de beaux meubles et de sacrées rentes. On ne revient pas si facilement en arrière. On voudrait plus qu’on ne veut vraiment. Alors, on compense par l’imagination…

    Lucien Jerphagnon

    Extrait de : Histoire de la Rome Antique, les armes et les mots.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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